lundi 12 septembre 2011

11 Septembre 2001

" Le monde d'après... "
C'est au monument des Droits de l'Homme du Parc de la Tête d'Or que nous étions rassemblés hier à l'occasion des dix ans des attentats du 11 septembre. Cérémonie au cours de laquelle j'ai rendu l'hommage de Lyon à l'ensemble des victimes de cette tragédie (lire mon discours). Puis c'est Mark Schapiro, Consul des Etats-Unis d'Amérique qui a délivré son message. Un témoignage magnifique qu'il m'a aimablement autorisé à reproduire sur mon blog. Il y est question d'avenir bien sûr, mais aussi de ces gens ordinaires qui dans des moments extraordinaires montrent leur nature profonde. Bonne lecture à tous.

Cérémonie au Monument des Droits de l'Homme - DR
Un de mes amis, plus âgé et plus sage, m’a fait part un jour de la tristesse inévitable de vieillir. La joie, me dit-il, est partout mais elle est légère, fugitive, éphémère. Dans le même temps, les tragédies, la maladie et les cheveux blancs que nous accumulons jour après jour sont lourds et ne partent pas facilement. Il est difficile de rester jeune. Chacun de nous ici se rappelle où il était il y a 10 ans. Si vous êtes trop jeune pour vous en souvenir, trop jeune pour avoir conscience des changements que notre monde a connus ces dix dernières années, alors que Dieu bénisse votre innocence. Et dans ce cas, cette cérémonie, ce discours vous est vraiment dédié.
En tant que natif de New York, je vous suis reconnaissant de cette occasion que vous me donnez de partager avec vous une petite partie de ce par quoi nous sommes passés et de ce qui a permis à notre ville d’avancer depuis. Aujourd’hui enfin le magnifique mémorial dédié au 11 septembre est ouvert à Ground Zero et la construction des nouvelles tours s’élançant de nouveau vers le ciel progresse rapidement. Mais se retourner vers les attaques du 11 septembre à New York, Washington et la Pennsylvanie est un grand défi pour les Etats-Unis car nous avons toujours été un pays tourné vers l’avenir, nous réinventant et bâtissant le futur. Les mémoriaux, les musées et les cimetières sont importants. Nous devons nous souvenir, nous devons apprendre et nous devons honorer ceux qui ont perdu leur vie. Mais nous devons aussi trouver un moyen d’équilibrer cela avec une vision nouvelle de l’avenir, de transcender le passé et de nous accrocher obstinément au Rêve Américain qui abrite en son sein le regard que nous portons sur le monde et notre volonté d’en construire un meilleur pour nos enfants.

Le 11 septembre 2001, je travaillais à l’Ambassade des Etats-Unis de Damas en Syrie. J’ai en mémoire de longues heures d’angoisse, sans nouvelles de ma famille, pendant que ma belle-sœur courait de partout pour trouver mes jeunes neveux qui allaient à l’école à côté du World Trade Center et  pour les emmener loin de Manhattan, à pied, avec des milliers d’autres personnes. Nous n’avions tout simplement pas l’habitude de vivre sur un champ de bataille, à moins que ce ne fût l’un de ceux que nous avions nous-mêmes engendré pendant notre Guerre Civile ou le Mouvement pour les Droits Civils. Et donc, comment aller de l’avant ? Quel est le juste équilibre entre regarder vers l’avenir et s’attacher au passé ?

"Les héros naissent de gens ordinaires dans des moments extraordinaires..."

Je vais d’abord vous raconter l’histoire de Glenn Winuk. Un homme ordinaire au dire de tous. Pendant des années, Glenn fut notre voisin d’à côté – un type sympa, tranquille, qui travaillait très dur – comme la plupart d’entre nous à New York, – un célibataire qui commençait juste à envisager de s’installer avec sa petite amie et, éventuellement, de fonder une famille. Mon père et lui aimaient le jazz.  Avec toute son énergie et son mouvement, vous savez, la ville de New York peut être l’endroit le plus anonyme du monde, particulièrement si vous vivez seul, comme c’était le cas de Glenn. Et bien mon père et moi avons eu la chance, il y a dix ans, de comprendre exactement quel genre de personne était vraiment Glenn. De prendre pleinement conscience de ce qui arrive aux gens ordinaires dans des moments extraordinaires. Parce que c’est les héros sont faits de ça : ce ne sont pas les produits de mutations génétiques ou d’invasions extraterrestres comme dans les films. Les héros naissent de gens ordinaires dans des moments extraordinaires.

Si vous me le permettez, je vais vous lire du New York Times du 30 septembre 2001… Lorsqu’il était enfant, son rêve était d’être un pompier, un héros. Devenu un homme, Glenn Winuk, fit partie des avocats en vue à Manhattan mais il mit sa passion de toujours pour éteindre les incendies au service de sa ville natale, Jericho, NY où il devint pompier volontaire. Il était si dévoué, semblait tellement fait pour ça, que la ville le nomma colonel des pompiers. Alors le 11 septembre, M. Winuk, âgé de 40 ans, fit, en tant que pompier, ce qu’il avait été entraîné à faire. D’abord, il fit sortir les employés de son cabinet d’avocat, Holland & Knight, et les accompagna à un ou deux pâtés de maisons du World Trade Center. On le vit pour la dernière fois se dirigeant vers les tours. "Si j’avais été avec lui ce jour là, je n’aurais rien pu faire pour l’empêcher d’essayer d’aider les autres" dit Jay, son frère aîné. "Bien qu’il soit devenu avocat, mon frère s’est toujours considéré comme un pompier. C’était une passion pour lui, la possibilité d’aider quelqu’un."

Lors d’une première attaque terroriste au WTC en 1993,  M. Winuk, toujours en costume de travail, s’était déjà précipité pour aider. "S’il fallait qu’il ne survive pas cette fois là, dit Jay Winuk, alors, à nos yeux, il est parti comme un héros Américain. Nous sommes fiers de lui." Ils ont retrouvé quelque chose qui était habituellement dans le portefeuille de Glenn six mois et demi plus tard, parmi quelques fragments identifiables d’ADN.

Bientôt la fumée diminuerait. Bientôt je regarderais BBC World à Damas pendant que mes petits neveux retourneraient à l’école et rencontreraient le Président Bush et le Maire Giuliani. Bientôt, la puanteur âcre des câbles électriques et matériaux de construction fondus et de la chair humaine carbonisée cesserait de flotter, lorsque les vents tourneraient et l’emporteraient par delà le fleuve vers le New Jersey. Bientôt nous pourrions respirer de nouveau. 

Des gens ordinaires dans des moments extraordinaires.

Cela dit, je voudrais maintenant vous parler, pas du 11 septembre, mais de deux autres dates tout aussi importantes et qui contiennent la réponse qu’il nous faut pour aller de l’avant. Il s’agit du 12 septembre et du 19 décembre 2001. Jamais au cours de ma vie le monde n’a été aussi uni, il n’y a jamais eu de consensus politique plus grand, et pas un degré aussi élevé d’amitié internationale que le 12 septembre 2001. Les crises et les impasses politiques que nous rencontrons aujourd’hui aux Etats-Unis et dans le monde entier paraissaient alors inconcevables, comme l’étaient l’obstination et les appels des extrémismes religieux, de même que l’aliénation de la jeunesse et des minorités aux quatre coins de la planète. Il semblait, alors, que nous avions tous les ingrédients pour construire une utopie.

Pendant quelques jours, après le 11 septembre, tout paraissait noir et blanc pour moi. Pendant quelques jours, la grisaille naturelle dans laquelle les journées s’écoulent, en particulier au Moyen-Orient, avait disparu. J’étais en colère. J’étais seul. J’étais terrifié par ce que ces évènements m’avaient fait ressentir, parce que pour la première fois de ma vie je m’étais senti capable de tuer un être humain. 

" Allumer une bougie au lieu de maudire les ténèbres... "

L’écrivain Herman Melville a écrit dans Moby Dick que "L’homme est un requin bien gouverné". Il n’y avait rien pour me gouverner à ce moment-là, alors je suppose que j’étais devenu bien moins qu’un homme. Quelqu’un m’avait enlevé mon humanité, et la Syrie était le dernier endroit sur terre où j’avais envie d’être. Je réservai des billets d’avions et appelai mon père pour lui demander quelle était la meilleure façon de rentrer et d’aider mes voisins, donner mon sang, n’importe quoi – me raccrocher à mes amis en pleurant ensemble sur les gens que nous connaissions en ville, ceux avec qui nous étions allés à l’école, avec qui nous avions travaillé et qui avaient aujourd’hui disparu. Ma place était à la maison, ma responsabilité était d’être dans mon pays pour aider à trier les gravats et compter les morts.  Quelle était ma contribution ici dans ce pays étranger, seul ?

Mon père se montra farouchement contre, et je reçu une des pires réprimandes de ma vie. "Il est HORS DE QUESTION que tu rentres pour distribuer des sandwiches aux pompiers !" me dit-il. "Vous qui êtes loin, vous êtes des pompiers et nous avons besoin de vous, là où vous êtes, pour aller vers les autres et donner tout ce que vous pouvez, parce que vous êtes les seuls à pouvoir nous sortir de ce bourbier. Ce n’est pas le moment de rentrer, mon garçon. C’est exactement ce à quoi tu t’es engagé. Le moment de montrer de quoi tu es capable est arrivé."

"Retourner au 12 septembre, travailler ensemble et aimer..."

Ainsi donc, en décembre 2001, je commençai une période de 10 ans dominée par mon travail dans le monde Arabe et Islamique. On m’envoya temporairement au Pakistan en décembre afin que j’essaie de mettre fin aux critiques incessantes que la presse arabe émettait à notre encontre au début de la guerre en Afghanistan. A la fin de cette brève période, je rentrai à New York pour quelques congés et arrivai à l’aéroport JFKennedy le 19 décembre. C’est ce même jour que l’incendie à Ground Zero fut définitivement éteint.

Ce séisme que représente le 11 septembre a complètement changé nos vies, a brouillé nos certitudes si bien définies, et troublé le confort dans lequel nous étions bien installés. Les Américains et beaucoup d’autres dans le monde n’ont plus vu les choses de la même façon. Pendant des années, nous avions regardé le monde à travers un seul objectif. Mais prenons un instant pour nous rappeler qui nous sommes, avec l’avantage de ce recul de 10 ans que nous avons. Les Américains bravent les catégories parce qu’ils les réunissent toutes. Nous parlons avec de nombreuses voix. Nous sommes les enfants immigrants issus des révolutions, de l’oppression et de la modernisation du monde entier. Nous sommes un peuple qui, à une époque, ne partageait rien et qui, maintenant, partage des rêves, une croyance dans la liberté et la possibilité de réussir – des valeurs plus universelles peut-être que tout autre chose dans notre histoire.

Parce que nous sommes venus de tous les coins imaginables de la planète pour partager le même rêve, nous sommes bien plus que le 11 septembre. Nous sommes le 12 septembre. Depuis les chauffeurs de taxi de Damas jusqu’aux commerçants du Pakistan, leurs rêves sont nos rêves aussi. Tout ce qu’ils ont à faire est de regarder dans le miroir pour nous trouver. Une partie de notre challenge a été de nous lamenter et de nous souvenir, mais aussi de montrer quel genre de peuple et d’êtres humains nous étions réellement, autant qu’Américains, et autant que gens ordinaires dans des moments extraordinaires.

Que trouvai-je donc en arrivant à New York le 19 décembre 2001 ? 

Je trouvai une ville pleine de gens crispés, timides – l’attitude blasée et cynique habituelle des New Yorkais n’avait plus cours, ces gens que je voyais semblaient impuissants. Ils ressentaient ce que tant de gens qui souffrent dans le monde ressentent, le fait de n’avoir aucun contrôle, quel qu’il soit, sur les forces régissant leurs vies. Je me senti comme le premier homme sur la lune. Et je ne compris pas pourquoi j’avais l’impression d’être si différent. Mais je crois que la réponse est très simple. C’est parce que dans les moments tragiques, nous avons toujours un choix à faire. Nous pouvons soit nous comporter comme des victimes et laisser le chagrin qui s’accumule jour après jour nous submerger – quelque chose qui est terriblement facile dans notre société de talk-show toujours en quête de victimes et mettant en avant une culture de victimisation ! – ou nous pouvons agir. 

Nous pouvons faire quelque chose. N’importe quoi. Nous lever le matin et continuer. Parler à quelqu’un. Travailler plus dur. Nous entraider. Attaquer les problèmes de front, non pas dans un but de vengeance, mais pour lutter contre l’ignorance et faire quelque chose de bien, prouver qu’il y a bien une différence entre nous et les requins. Pour reprendre un vieux proverbe, je dirai :  "Allumer une bougie au lieu de maudire les ténèbres"Je me sentais différent parce qu’au Pakistan j’étais plongé dans une situation dans laquelle il me fallait agir et cela me permettait de commencer à reconstituer le puzzle de ma vie. Comme mes amis et mes collègues du Corps Consulaire, j’étais à l’étranger pas pour me cacher derrière des murs et regarder la télévision américaine, mais pour sortir et parler aux gens.

Cela représente notre défi commun en tant qu’êtres humains. Sortir, parler aux gens et écouter. Changer l’esprit des gens. Leur lancer des défis. Faire en sorte que les gens disent quelque au lieu de tout. Les troubler. Les éduquer. Rire avec eux. Danser avec eux. Leur montrer quel genre d’êtres humains nous sommes, comme l’ont si bien exposé Martin Luther King et d’autres, que ce qui nous unit est bien plus fort que ce qui nous sépare. Sinon, nous pouvons bien être condamnés à passer le reste de nos vies à éteindre des incendies.

Des gens ordinaires dans des moments extraordinaires. 

C’est bien nous, nous tous ici aujourd’hui et dans le monde entier. Nous cacherons nous et nous complairons nous dans notre confort matériel ? Ou serons-nous à la hauteur de ce challenge comme nous l’avons si souvent été au cours de notre histoire ? Nous précipiterons nous comme Glenn dans les bâtiments en feu sans nous poser de questions, ou aurons nous besoin de nous faire réprimander – comme cela a été mon cas – pour pouvoir prendre conscience de qui nous sommes et de ce que nous sommes supposés faire en ce monde ? Nous ne pouvons pas faire marche arrière et retourner au 10 septembre, à ce que nous pensions être des temps plus innocents. Mais nous pouvons retourner au 12 septembre, pour travailler ensemble et aimer, au-delà de la politique, des différences et des obstacles. Cependant, la route qui nous ramène vers le 12 septembre passe forcement par le 19 décembre, par l’action et la persévérance, jour après jour, et nous montre que nul incendie n’est trop grand pour nous que nous ne puissions pas l’éteindre.

Des gens ordinaires dans des moments extraordinaires."

5 commentaires:

Maud Roy a dit…

Ce texte est magnifique, je vous remercie de l'avoir partagé avec vos lecteurs habituels. Il est une leçon de vie par excellence.

Anonyme a dit…

Très beau texte en effet. Merci


Franck

Anonyme a dit…

Oui un beau moment.
En repensant au discours de Monsieur le Consul des USA, je pensais à un autre 11 septembre 1973,le coup d'état de Pinochet, la mort de Salvador Allende. Ces propos très simples me permettent de croire que vis à vis des pays d'Amérique du sud, les USA ont tourné une page, celle du soutien aux dictateurs.
Alors je me suis sentie moins triste de vieillir....
Simone

Marc a dit…

Un texte magnifique, bravo à vous.

lukie a dit…

bravo pour ce discours brillant !